Le réalisateur lyonnais exhume l’histoire de Marie Heurtin, « miraculée » à la manière d’une Helen Keller.
Il existe un lien très fort entre son histoire personnelle et les films qu’il réalise, souvent consacrés à des personnages abîmés physiquement (sic). Il en va de même pour Marie Heurtin : en racontant l’histoire oubliée de cette jeune sourde aveugle, entrée dans une institution comme « une bête sauvage » au XIXe siècle, Jean-Pierre Améris ne nous parle pas que des malentendants ou des malvoyants.
Qu’est-ce qui vous a mené vers cette histoire ?
L’histoire du corps me touche. Et depuis l’adolescence, j’ai toujours été ému par ces personnages qui sortent d’eux-mêmes, comme «Pas de printemps pour Marnie»d’Hitchcock… J’ai moi-même eu à surmonter ce dont il est question dans «Les émotifs anonymes» : l’anxiété, la timidité, le blocage… Quand j’ai trouvé ma passion pour le cinéma à l’adolescence, c’est évidemment ces histoires-là qui me touchaient le plus. A 14 ans, quand j’ai vu à la télévision «Miracle en Alabama», ça m’a stupéfait. Etant bloqué moi-même, de voir ainsi comment cette sourde aveugle arrivait à « sortir », ça m’a absolument bouleversé.
C’est en quelque sorte Helen Keller qui vous a fait découvrir Marie Heurtin ?
Il y a 10 ans, quand j’ai revu le film d’Arthur Penn, j’ai imaginé en faire une nouvelle version, peut-être reprendre la pièce dont il s’était inspiré. Mais on s’est rendu compte que les Américains font un remake du film tous les 20 ans pour la télévision, qu’il existe des remakes en Inde, qu’il y a eu un film japonais, un film brésilien, enfin c’est une gloire mondiale, donc inatteignable financièrement parlant pour des petits Français. Fort de cette déception, j’ai quand même beaucoup lu sur la question des sourds aveugles. J’ai découvert le film magnifique de Werner Herzog, «Le pays du silence et de l’obscurité», un documentaire des années 70 sur les sourds aveugles… Jusqu’à tomber « bêtement » via Internet sur l’histoire de Marie Heurtin.
Une histoire oubliée ?
Complètement ! Inconnue y compris auprès des sourds. Et pourtant, elle s’est déroulée 15 ans avant celle d’Helen Keller, en France, et elle engage une religieuse… Tout ça m’a évidemment intéressé.
Et vous avez voulu retravailler avec Philippe Blasband ?
Je lui en ai parlé. J’aime beaucoup travailler avec lui (NDLR : la paire était déjà à l’œuvre pour Les émotifs anonymes). Et ça lui a plu aussi. Nous avons d’abord effectué des recherches documentaires. Nous avons trouvé des textes de Marie Heurtin, écrits en braille, dans lesquels elle raconte qu’elle était comme « une bête furieuse » quand elle est arrivée à Larnay. Mais nous avons surtout découvert qu’il n’existait pas tant de documents que ça. Ce n’est pas pour rien qu’il s’agit d’une histoire oubliée. D’autant que Marguerite était une religieuse tournée vers l’action plutôt que le commentaire. Mais Les Filles de la Sagesse m’ont ouvert tous les registres. J’y ai trouvé quelques notes de la mère supérieure qu’on voit dans le film, où il est question du « désordre » que Marie a fait entrer dans le pensionnat, de ses progrès, du départ de Marguerite pour le sanatorium, de son retour…
Vous avez donc nourri ce scénario de manière plus « personnelle » ?
Ce qui a vraiment nourri le film, c’est ma découverte des sourds aveugles. Je ne sais pas réaliser de documentaires. J’aime en voir, mais je ne sais pas en faire, ça me met mal à l’aise, je me sens démuni, j’ai besoin de passer par la représentation – même nourrie de réalité –, par le jeu… Pour C’est la vie, j’ai passé beaucoup de temps dans les services de soins palliatifs. Pour Les aveux de l’innocent, c’était en prison. C’est drôle, mais avec le cinéma, j’ai besoin d’aller là où ça souffre. C’est ça aussi qu’il m’apporte : aller là où je n’aurais pas le courage d’aller si je n’avais pas ce cinéma, et puis raconter ce que j’ai vu.
Vous dites que souvent, dans ces lieux de souffrance, on voit plus de vie et de solidarité qu’ailleurs…
Et parfois plus de joie que « dehors ». Je dis toujours que je suis attiré par le carcéral, l’institut, l’enfermé, le mis de côté. Quand on y va, on est souvent surpris. Je n’ai jamais autant bu, fumé et rigolé que dans les soins palliatifs. Sur le tournage de C’est la vie, Jacques Dutronc a découvert un certain plaisir, la joie d’être lié aux autres. Evidemment, je ne dis pas que c’est tout le temps joyeux, mais il y a une joie quand même.
Eprouvée à l’occasion de ce tournage-ci également ?
Quand je repense à mon premier jour à Larnay, près de Poitiers, au centre où s’est passée l’histoire – centre qui n’est plus tenu par des religieuses depuis les années 60 –, j’avais le trac, comme toujours… Je vois arriver vers moi tous ces gamins, la main en avant, certains tout petits, d’autres plus grands, me touchant… On est très gêné, personnellement, je n’aime pas trop le contact physique, mais en même temps, c’est joyeux. Ces gamins passent un quart d’heure à vous tripoter, à vous renifler. Ils rigolaient parce que pour eux, je suis le géant. Ils se disaient : « Mais il est où ? » En plus, rien que ça, c’est quand même très cinématographique : c’est à la fois drôle et concret, c’est du geste, cette main en avant, la main qui fait rencontrer le monde.
Source : http://www.lesoir.be © 12 Novembre 2014