Les sourds de tous les pays n’ont pas besoin d’aide pour s’unir. Ils ont découvert naturellement le langage sans frontières
La langue maternelle
Pourquoi cette guerre qui durera presque cent ans contre le langage des sourds ? « Parce que le geste, prétendent les entendants, freine la pensée. » Car les « oralistes » se sont mis en tête d’apprendre la parole et la lecture labiale aux sourds. « Le jour où un sourd-muet pourra parler, croient-ils, il ne sera plus sourd. » On lui apprend à émettre des sons qu’il n’entend pas et à déchiffrer sur des lèvres dont il ne saisit, dans le meilleur des cas, que 40 % du message, le reste étant puzzle, devinette. On s’imagine qu’en semant quelques onomatopées dans sa bouche le langage va germer spontanément. Illusion. Coupé de milliards d’informations sonores, le sourd n’a pas pu emmagasiner et mémoriser les structures linguistiques indispensables au développement de l’expression. Démutiser les sourds, ce n’est pas leur donner la parole, leur propre parole. C’est leur imposer la nôtre, décervelée, déconceptualisée. C’est en faire des singes qui miment la normalité.« Pourquoi voulez-vous faire de nous des entendants que nous ne serons jamais? Ça vous viendrait à l’idée de blanchir les Noirs ou de noircir les Blancs ? s’étonne un sourd. Pourquoi nous contraindre à faire comme si ? » Vouloir insérer les sourds dans le monde de la parole, c’est les condamner à la solitude. Le langage parlé demeure pour eux étranger. En aucun cas, ils ne peuvent le substituer au langage gestuel, leur mode d’expression naturel, leur langue maternelle. Une langue véritable, qui n’est ni un dérivé ni une traduction de n’importe quelle langue parlée puisqu’elle s’organise sur une logique visuelle et non auditive. Une langue belle, riche, nuancée, vivante. Qui permet l’humour, le calembour, la boutade, la poésie. Une langue qui a sa syntaxe et sa grammaire. Qui s’affine, se structure, se codifie. Une langue qui est un système universel de communication. Fait inexplicable par les linguistes, bien qu’il y ait autant d’expressions manuelles que de pays, les sourds du monde entier arrivent à se comprendre. Une jeune sourde française se rend avec sa famille en Chine populaire. A la stupéfaction de ses parents, elle engage d’emblée un long échange gestuel avec un sourd chinois. Deux sourdes américaines déjeunent dans un restaurant du midi de la France. La patronne va chercher sa petite fille sourde, avec qui elle n’a jamais pu échanger que quelques fragments de mots mal appris et mal retenus, les gestes lui ayant été interdits dans son école. Au bout de quelques minutes, les trois sourdes communiquent le plus naturellement du monde. La conversation se prolongera tout l’après-midi. Des sourds de douze nationalités se réunissent à Stockholm. Sans l’aide d’aucun interprète, ils mettent au point un projet de statut international des sourds pour l’U.N.E.S.C.O. Dialogue de sourds, dites-vous ? Dialogue de haute communication, plutôt Parole du corps, parole du coeur. « Vous, les entendants, m’a dit un sourd, vous avez coupé le fil qui relie le geste au coeur. » C’est aux Etats-Unis que, pendant la prohibition française, les sourds ont trouvé leur terre promise. A San Diego, en Californie, un grand laboratoire linguistique, le Salk Institute, codifie sur -ordinateur le langage gestuel. L’éducation des sourds et non la débilitante rééducation est assurée jusqu’au stade universitaire. A Washington, le Gallaudet College, fondé par un disciple de l’abbé de lEpée, dispense à mille cinq cents étudiants sourds un enseignement jusqu’au doctorat. A Rochester (New-York), un institut supérieur de technologie prépare de futurs ingénieurs sourds. Philosophes,poètes, dramaturges, cinéastes, comédiens forgent en silence une culture authentique. Dans leurs théâtres, leurs studios, leurs centres culturels, ils expriment une vision du monde qui leur est propre. Les abonnés au téléphone visuel conversent entre eux sur clavier électronique et écran lumineux. Les noctambules dansent dans des deaf nights sur vibrations du soI. Les ponts ne sont pas coupés pour autant avec les entendants. Des deux côtés, on compte des bilingues. Les hôtesses de l’air de certaines compagnies, les policiers de certaines villes, les avocats de certains Etats et la plupart des parents et des éducateurs d’enfants sourds ont appris le langage gestuel. Quelques chaînes de télévision, quelques cinémas diffusent des programmes sous-titrés. Des milliers d’interprètes professionnels oeuvrent dans les hôpitaux, les palais de justice, les administrations, les services publics, les grands magasins et les théâtres. Les politiciens les utilisent pour traduire leurs discours : l’électorat sourd américain, dix-sept millions, pèse son poids de voix dans la balance. De leur côté, nombreux sont les sourds qui optent pour la total communication », qui développent, parallèlement, un langage des signes, l’expression orale. Sept écoles sur dix enseignent la parole en deuxième langue. En France, où le geste fut proscrit et la voix imposée, on revient depuis 1968 à des positions plus souples. Depuis dix ans, Antenne 2 diffuse un journal hebdomadaire d’un quart d’heure pour les non-entendants et interprète en langage gestuel l’émission quotidienne « C’est la vie ». Un atelier pour enfants et un théâtre visuel ont ouvert aux sourds e un territoire où les entendants n’ont pas à mettre leur nez », dit Jean Grémion, le créateur et animateur. Enfin, une circulaire du ministère de la Santé a, en 1978, aboli la séculaire prohibition. Sans être ni réhabilité ni enseigné, le langage gestuel n’est plus interdit. On n’en est pas encore à la reconnaissance du droit fondamental des sourds à leur langue. Mais un pas vient d’être franchi par-dessus le gouffre du silence.
Source : Le Nouvel Observateur © 14 Juin 1980 à Paris