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Les voix du silence

Les sourds de tous les pays n’ont pas besoin d’aide pour s’unir. Ils ont découvert naturellement le langage sans frontières

Un enfant sourd-muet <‹ Est-ce que le soleil crie?»[/caption]

Imaginez, en 1980, une émission sur les femmes sans une seule femme mais avec des travestis. Décemment, on n’oserait pas. Un « Dossiers de l’écran » sur les sourds sans un sourd, si. Un vrai sourd, j’entends. Total, irréductible. Sous-marin silencieux naviguant en eaux profondes. Et non pas des sourds-alibis : des « oralistes » rassurants. Comme l’ébéniste Jean-Claude Boursin, invité à la dernière minute, à condition toutefois « qu’il ne fasse pas de gestes », juste pour calmer les trois millions de téléspectateurs qui, de l’autre côté du mur du son, ne l’entendaient pas de cette oreille. Ou bien la cascadeuse Kitty O’Neil, demi-sourde qu’on exhibe, tel le bon Juif ou le bon Noir, dans toutes les productions télé-visuelles ou cinématographiques, l’héroïne domestiquée de « Victoire sur le silence ».

‘Décibels, dépistage, appareillage…
Victoire pour qui, au juste ? Pour les entendants, bien sûr, qui ont réussi à leur faire articuler et à lire sur leurs lèvres des sons qu’eux n’entendront jamais. Pas un seul sourd gestuel sur le plateau dont on aurait pu traduire la langue en sons. Juste une interprète dans un macaron traduisant la nôtre en n signes. La parole n’était pas aux sourds, la  semaine dernière sur Antenne 2. Elle était aux spécialistes qui ont débattu, entre eux, des « mal-entendants ». Habituel aréopage de ceux qui ont autorité pour parler au nom et à la place des véritables intéressés. Eternelle quadrinité du chirurgien, du physiologiste, du prothésiste, de l’orthophoniste. Toutes les béquilles du sourd vu non pas comme un être à part entière, singulier et autonome, mais comme un malade, un handicapé, un « déficient auditif ». Il n’a été question que de décibels, de dépistage, d’appareillage, d’opérations et de rééducation. La terminologie médicale et paramédicale a balayé du petit écran toute la réalité culturelle des sourds. Pour écouter leur différence, j’ai fini par couper le son. Et devant le poste muet, devant cette lessiveuse à débats où du beau linge tournoyait à couvercle fermé dans sa propre mousse, j’en ai appris davantage qu’en écoutant leurs doctes discours. Il n’y a que les sourds qui auraient pu émettre quelques signes éloquents de leur planète silencieuse. Eux qui auraient pu nous transmettre des bribes de leur souffrance et de leur richesse dans un univers où tout est différent, tout leur vécu corporel, leur structure de pensée, leur manière de communiquer. « Est-ce que le soleil crie? » Par cette seule question d’une jeune sourde• à un ami commun, j’ai pu réaliser à quel point celle-ci échappait à notre perception du monde. Que sait-on de cette communauté linguistique de cent millions de personnes, plus importante que la population francophone sur la terre, si ce n’est qu’elle est en expansion constante.? Le nombre des sourds de naissance se stabilise, il est vrai, depuis le début du siècle, grâce à la lutte contre la rubéole chez les femmes enceintes. Mais celui des gens devenus sourds se développe de façon alarmante : par les effets conjugués de la pollution sonore et de certains antibiotiques, il a doublé en trente ans. Sait-on, par exemple, que ce peuple sans frontières — « my people », comme l’appelle Alfredo Corrado, sourd américain responsable, avec Jean Grémion, du Théâtre visuel international de Vincennes —a une conscience collective très vive ?

Le « deaf power »
Conscience que pourtant rien, a priori, n’encourage. Ni la difficulté qu’ils ont à se repérer entre eux : dans la rue, dans le métro, sur un banc public, un sourd, ça ne se voit pas. Ni les différences de registre qui les séparent peu de rapport, en effet, entre un sourd léger et un sourd total, un sourd accidentel et un sourd de naissance. Isolés, marginalisés, occultés, ils se reconnaissent néanmoins membres d’une même communauté, de façon immédiate, absolue. « Son identité, le sourd ne la définit tout d’abord ni par son sexe, ni par sa peau, ni par son âge, ni par son pays, mais par sa surdité, dit Jean Grémion. Pour lui, le monde se divise entre ceux qui entendent et ceux qui n’entendent pas, deux éléments aussi irréductibles que l’eau et le feu.» Consciente et soudée, la minorité sourde a sa propre organisation. Elle a son Kurt Waldheim : Cesare Margarotto, secrétaire général de la Fédération mondiale des Sourds, sorte d’O.N.U. où toutes les voix limettes ont l’avantage d’être entendues. Elle a son deaf power, mouvement d’émancipation et de rupture avec le monde des entendants. La communauté sourde se structure et se protège. Peu ou pas de mariages mixtes. Secrets jalousement gardés : « Il y a ,des choses qu’on ne dit pas aux entendants. »
Question de survie. Le peuple sourd a une langue à défendre et une culture à préserver. Des discriminations, des interdictions, des persécutions qu’il a connues, nous n’avons nulle idée. Leur histoire ? Une histoire en trois temps : 1780, 1880, 1980. Ce n’est qu’à la fin du xvm° siècle qu’émerge la conscience sourde. Jusque-là, ceux qui ne parlaient ni n’entendaient étaient exclus du monde des humains. Ce qui ne parle pas Aristote était formel — ne pense pas. Ce qui ne pense pas — Montaigne avait renchéri — n’est pas. Donc, vade retro les sourds-muets! Rejetés ou, au mieux, tolérés con-une des tubes digestifs inoffensifs et encombrants.Le premier à écouter leur silence sera, vers 1780, un curé français, l’abbé de l’Epée : « Les sourds communiquent entre eux par signes, ils ont donc une pensée. Ce sont donc des êtres humains. » Découverte tardive mais capitale. Avec eux, il entreprend de rassembler et de codifier des millions de gestes en un langage précis. L’abbé Sicard, son successeur, fonde la première école de sourds où enseignent des professeurs sourds, l’école Saint-Jacques. Cent soixante autres suivront. L’urbanisation du XIXe siècle précipite le mouvement. Les sourds se retrouvent dans les villes, se reconnaissent, se regroupent, s’organisent. En un siècle, leur langue se développe, leur culture s’ébauche. Puis, en 1880, virage à cent quatre-vingts degrés. Au congrès de Milan, une ordonnance proscrit le langage gestuel, qu’on qualifie dès lors de « pauvre et fruste » , Dans leur credo positiviste, hâtif et naïf, les scientistes décrètent que les paralytiques marcheront, les aveugles verront et les sourds-muets entendront et parleront. A condition, bien entendu, qu’ils arrêtent de « gesticuler ». Les signes sont mis hors la loi. Dans les écoles, la chasse au geste est d’une brutalité effarante. On oblige les élèves à s’asseoir sur leurs mains. On perce des judas dans les portes pour vérifier qu’ils n’échangent pas des gestes furtifs. On vire les professeurs sourds et on les remplace par des entendants. On retire l’alphabet dactylologiqqe des dictionnaires. Sacrilège, obscène, le geste passe en clandestinité, s’ appauvrit, disparaît

[caption id="" align="aligncenter" width="603"] Les acteurs de la Communauté internationale de Recherche du Théâtre visuel Vous, les entendants, vous avez coupé le fil qui relie lé geste au coeur »

La langue maternelle
Pourquoi cette guerre qui durera presque cent ans contre le langage des sourds ? « Parce que le geste, prétendent les entendants, freine la pensée. » Car les « oralistes » se sont mis en tête d’apprendre la parole et la lecture labiale aux sourds. « Le jour où un sourd-muet pourra parler, croient-ils, il ne sera plus sourd. » On lui apprend à émettre des sons qu’il n’entend pas et à déchiffrer sur des lèvres dont il ne saisit, dans le meilleur des cas, que 40 % du message, le reste étant puzzle, devinette. On s’imagine qu’en semant quelques onomatopées dans sa bouche le langage va germer spontanément. Illusion. Coupé de milliards d’informations sonores, le sourd n’a pas pu emmagasiner et mémoriser les structures linguistiques indispensables au développement de l’expression. Démutiser les sourds, ce n’est pas leur donner la parole, leur propre parole. C’est leur imposer la nôtre, décervelée, déconceptualisée. C’est en faire des singes qui miment la normalité.« Pourquoi voulez-vous faire de nous des entendants que nous ne serons jamais? Ça vous viendrait à l’idée de blanchir les Noirs ou de noircir les Blancs ? s’étonne un sourd. Pourquoi nous contraindre à faire comme si ? » Vouloir insérer les sourds dans le monde de la parole, c’est les condamner à la solitude. Le langage parlé demeure pour eux étranger. En aucun cas, ils ne peuvent le substituer au langage gestuel, leur mode d’expression naturel, leur langue maternelle. Une langue véritable, qui n’est ni un dérivé ni une traduction de n’importe quelle langue parlée puisqu’elle s’organise sur une logique visuelle et non auditive. Une langue belle, riche, nuancée, vivante. Qui permet l’humour, le calembour, la boutade, la poésie. Une langue qui a sa syntaxe et sa grammaire. Qui s’affine, se structure, se codifie. Une langue qui est un système universel de communication. Fait inexplicable par les linguistes, bien qu’il y ait autant d’expressions manuelles que de pays, les sourds du monde entier arrivent à se comprendre. Une jeune sourde française se rend avec sa famille en Chine populaire. A la stupéfaction de ses parents, elle engage d’emblée un long échange gestuel avec un sourd chinois. Deux sourdes américaines déjeunent dans un restaurant du midi de la France. La patronne va chercher sa petite fille sourde, avec qui elle n’a jamais pu échanger que quelques fragments de mots mal appris et mal retenus, les gestes lui ayant été interdits dans son école. Au bout de quelques minutes, les trois sourdes communiquent le plus naturellement du monde. La conversation se prolongera tout l’après-midi. Des sourds de douze nationalités se réunissent à Stockholm. Sans l’aide d’aucun interprète, ils mettent au point un projet de statut international des sourds pour l’U.N.E.S.C.O. Dialogue de sourds, dites-vous ? Dialogue de haute communication, plutôt Parole du corps, parole du coeur. « Vous, les entendants, m’a dit un sourd, vous avez coupé le fil qui relie le geste au coeur. » C’est aux Etats-Unis que, pendant la prohibition française, les sourds ont trouvé leur terre promise. A San Diego, en Californie, un grand laboratoire linguistique, le Salk Institute, codifie sur -ordinateur le langage gestuel. L’éducation des sourds — et non la débilitante rééducation — est assurée jusqu’au stade universitaire. A Washington, le Gallaudet College, fondé par un disciple de l’abbé de lEpée, dispense à mille cinq cents étudiants sourds un enseignement jusqu’au doctorat. A Rochester (New-York), un institut supérieur de technologie prépare de futurs ingénieurs sourds. Philosophes,poètes, dramaturges, cinéastes, comédiens forgent en silence une culture authentique. Dans leurs théâtres, leurs studios, leurs centres culturels, ils expriment une vision du monde qui leur est propre. Les abonnés au téléphone visuel conversent entre eux sur clavier électronique et écran lumineux. Les noctambules dansent dans des deaf nights sur vibrations du soI. Les ponts ne sont pas coupés pour autant avec les entendants. Des deux côtés, on compte des bilingues. Les hôtesses de l’air de certaines compagnies, les policiers de certaines villes, les avocats de certains Etats et la plupart des parents et des éducateurs d’enfants sourds ont appris le langage gestuel. Quelques chaînes de télévision, quelques cinémas diffusent des programmes sous-titrés. Des milliers d’interprètes professionnels oeuvrent dans les hôpitaux, les palais de justice, les administrations, les services publics, les grands magasins et les théâtres. Les politiciens les utilisent pour traduire leurs discours : l’électorat sourd américain, dix-sept millions, pèse son poids de voix dans la balance. De leur côté, nombreux sont les sourds qui optent pour la total communication », qui développent, parallèlement, un langage des signes, l’expression orale. Sept écoles sur dix enseignent la parole en deuxième langue. En France, où le geste fut proscrit et la voix imposée, on revient depuis 1968 à des positions plus souples. Depuis dix ans, Antenne 2 diffuse un journal hebdomadaire d’un quart d’heure pour les non-entendants et interprète en langage gestuel l’émission quotidienne « C’est la vie ». Un atelier pour enfants et un théâtre visuel ont ouvert aux sourds e un territoire où les entendants n’ont pas à mettre leur nez », dit Jean Grémion, le créateur et animateur. Enfin, une circulaire du ministère de la Santé a, en 1978, aboli la séculaire prohibition. Sans être ni réhabilité ni enseigné, le langage gestuel n’est plus interdit. On n’en est pas encore à la reconnaissance du droit fondamental des sourds à leur langue. Mais un pas vient d’être franchi par-dessus le gouffre du silence.

Source : Le Nouvel Observateur © 14 Juin 1980 à Paris

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